DROTT : Rendez-vous en terre inconnue… ou presque

Il y a parfois des ovnis musicaux inqualifiables, voire carrément insaisissables, notamment sur la scène metal ou progressive, et c’est tant mieux, car il n’y a alors plus de limite, si ce n’est notre imagination, et celle de leurs auteurs, bien sûr. Avec un EP éponyme publié en mars 2021, rapidement suivi d’Orcus, un premier album remarqué que nous vous avions présenté en chronique en septembre 2021 (cf. Metal Obs#99 p.50), Drott fait partie de ce genre d’extraterrestres, et voilà que déjà nous essayons de les définir en les voulant les mettre absolument dans une boîte… Mais derrière les masques et cet univers étrange, nous avons retrouvé finalement des artistes bien connus de la scène black metal norvégienne (Enslaved et Ulver). Deux de ses membres nous ont parlé de leur mystérieux mais néanmoins sérieux projet, et de leur second effort nommé Troll… Bizarre, vous avez dit bizarre ? Comme c’est bizarre… [Entretien avec Arve Isdal (guitares) et Matias Monsen (violoncelle) par Seigneur Fred – Photos : DR]

Comment est né ce mystérieux groupe Drott en Norvège en 2020 ? Et le considérez-vous seulement comme un projet parallèle de studio ou bien comme un vrai groupe live étant donné que vous jouez dans des groupes majeurs comme Enslaved ou Ulver ?
C’est quelque chose dont nous avons parlé en 2016, je crois, mais nous n’avons pas eu le temps de nous réunir avant le début de l’année 2020. Arve (guitares) et Ivar Thormodsæter (batterie) d’Ulver se connaissent et ont joué dans différents groupes et projets ensemble depuis qu’ils ont seize ans alors ils voulaient rejouer ensemble. Arve et Matias ont commencé à sortir ensemble en 2015 et après cinq ans à parler du trio, nous avons finalement commencé à jouer ensemble en 2020.

D’ailleurs, ça ne doit pas être facile d’avoir du temps pour d’autres musiques parfois dans vos agendas respectifs du fait de vos principaux groupes, non ?
En fait, on va commencer à jouer en live maintenant et cela a toujours été le plan. Il sera peut-être difficile de faire de longues tournées avec Drott mais oui, nous jouerons des concerts à coup sûr !

Que signifie exactement ce mot « Drott » ? D’où vient le nom du groupe Car même si vous en êtes déjà à votre second album, on ne vous connait pas encore très bien et demeurez mystérieux derrière vos masques…
(rires) « Drott » est un vieux mot nordique et peut être considéré comme la personne la plus puissante d’une communauté. C’est comme un roi, un empereur ou un chef…

Vous avez déjà sorti un premier LP intitulé Orcus en 2021. Vos deux albums studio Orcus et le nouveau intitulé Troll sont-ils particulièrement connectés lyriquement ou conceptuellement ? Parce que si je ne m’abuse, Orcus correspond au passager de la mort en enfer dans la mythologie grecque, alors que Troll fait référence ici à la mythologie nordique avec ce genre de trolls qui vivent dans le sous-sol, les montagnes ou les forêts… Soit deux univers mythologiques différents…
Tu as absolument raison ! Le concept de Troll est avec nous depuis la première année où nous avons commencé à faire de la musique et certaines des chansons ont été écrites à la même période que nos premiers enregistrements. Orcus était une descente en enfer tandis que Troll parle d’ascension paradoxalement. Nous voulions un récit décrivant à nouveau le monde vivant sur le premier morceau de Troll, nommé « Troldhaug, » alors qu’une ancienne forêt endormie se réveille sous les bruits de pas, d’une marche de quelque chose d’inquiétant qui approche doucement dans l’obscurité… Notre ambition a été d’explorer la mythologie et le symbolisme du troll en combinant les stéréotypes avec le sens ancien du mot. En norvégien, « troll » a plusieurs significations, le mot lui-même est utilisé pour décrire la magie : « trollmann/trollkvinne » signifie sorcier ou sorcière, et « trylle » est le verbe norvégien pour faire de la magie en fait.

Musicalement, Orcus et Troll sont comme de longs et sombres périples musicaux… C’est ambiant, c’est-à-dire atmosphérique, très sombre, progressif, mystérieux… On ne sait pas trop où l’on va à vrai dire. Doit-on considérer ces deux albums, et surtout le nouveau Troll, comme un voyage musical dans un monde étrange et sombre pour l’auditeur ?
Bien sûr, et pourquoi pas ? Nous ne réfléchissons pas trop lorsque nous écrivons et souvent des choses et des idées surgissent ici et là en studio, et si cela sonne bien et qu’on le ressent bien, nous suivons cette idée. Même si certaines chansons ont été écrites après que nous ayons décidé du concept cette fois-ci, nous avons estimé qu’elles correspondaient au récit. On essaie toujours de mélanger différents genres dans notre musique, de la musique pop et classique à plus de rock et de metal. C’est là tout l’intérêt de Drott. Sur le nouvel album Troll, oui, il est globalement plus sombre et plus lourd qu’Orcus, mais encore une fois, certaines structures de chansons sont plus strictes sur cet album. Nous avons été plus sélectifs concernant les choix de notes et de gammes utilisées lors de la composition des morceaux dont certains sont instrumentaux, liant les chansons ensemble dans un sens plus classique pour un disque.

Au milieu de l’album, juste après la chanson « Mara » où l’on peut écouter la mer (de « mare » en latin ou en espagnol), figure la chanson-titre de l’album, « Troll ». Cela semble un peu bizarre et aussi drôle à cet endroit. On dirait comme une promenade d’éléphants ou de trolls ici, lente et maladroite. C’est mon sentiment du moins à l’écoute de cette chanson… Pourriez-vous m’en dire plus sur ce morceau spécial, messieurs ?
Eh bien, Mara est la créature qui monte sur votre poitrine lorsque vous faites de très mauvais rêves (comme dans le mot « cauchemar » c’est-à-dire « mareritt » en norvégien). La chanson-titre est en effet balourde, comme un troll dans sa démarche, un peu maladroite dans sa progression, et drôle au début aussi, mais se transforme assez vite en cauchemar également, du moins c’est ce que nous recherchions… C’est le contraste justement entre les stéréotypes des trolls maladroits et leur capacité à déchaîner la fureur.

Avec un tel titre d’album comme Troll, n’avez-vous pas peur d’être en concurrence avec vos voisins finlandais, les célèbres Finntroll, dont la spécialité est justement de parler des trolls et autres légendes du folk nordique… ?
Humm… Je n’y ai jamais pensé donc je dirais non, ha ha ! (rires) Nous pourrions cependant avoir aussi un point de vue différent sur le concept de ce nouvel album Troll puisque nous ne parlons pas seulement du troll comme dans les grandes créatures et les stéréotypes ici.

Plus sérieusement, le line-up de Drott se compose donc d’Ivar Thormodsæter (Ulver live), Arve Isdal (Audrey Horne, Enslaved, Immortal (session studio), I, etc.), et Matias Monsen. Comment travaillez-vous tous ensemble pour créer et composer la musique si spéciale de Drott ? Cela doit être différent de vos autres groupes principaux et autres side-projects actuels, n’est-ce pas ? Commencez-vous à partir de claviers ou d’un ordinateur avec une programmation de batterie et des effets spéciaux, ou bien on est plus là dans une base de musique classique au départ ?
Nous n’avons jamais utilisé de claviers dans Drott. Dans notre musique, vous n’entendez que de la guitare, le violoncelle, la batterie et le chant. Beaucoup de nos chansons et de nos idées sont nées de jam sessions avec nous trois, puis nous avons travaillé sur les arrangements par la suite. Sur Troll, d’autres chansons ont également été écrites puis répétées avec tout le monde en studio. C’est un peu différent de certains de nos autres groupes, principalement parce que nous n’avons pas de chanteurs permanents. Nous posons toujours les voix lorsque les chansons et les arrangements sont terminés.

Justement, à propos des chants. Cette fois sur Troll, j’ai l’impression qu’il y a plus de voix, bien qu’il y ait encore beaucoup de parties instrumentales, ceci est dans la continuité d’Orcus. C’était votre but de continuer avec plus de chants qui apportent plus d’humanité et de diversité ici ? (avec les chanteurs prestigieux Lindy Fay Hella (Wardruna), Herband Larsen (ex-Enslaved), et Kristian Espedal (Gaahl’s Wyrd, ex-Wardruna, et ex-Gorgoroth) ? Comment est-ce de travailler avec une si belle voix en studio ?
Oui, disons que ça a commencé ainsi. Nous voulions une présence humaine ici et nous avons pensé à une personne : qui serait mieux placé en fait que Kristian alias « Gaahl » ? Il a accepté et vérifié nos morceaux. Puis il a également amené sa bonne amie Lindy Fay (Wardruna) avec lui et ils ont fini par faire tout un tas de trucs sur de nombreuses pistes. Certains chants sont plus des gimmicks vocaux et s’avèrent plus subtils que d’autres, mais cela insuffle quand même de la vie et de l’énergie aux chansons, avec un côté exotique. Comme par exemple quand Kristian fait des vagues sur la chanson « Solskodde » ou bien Lindy Fay fait des sons d’insectes fous sur certaines parties à un moment donné ailleurs. Ils ont apporté une contribution extraordinaire à cet album.

Il y a une chanson que j’aime beaucoup et qui s’appelle « Sabbat ». Est-ce un sabbat avec des trolls dansant et invoquant des démons ou d’anciens dieux de la mythologie nordique ? Quelle est l’idée musicale et lyrique ici ?
Oui, nous nous sommes inspirés de l’une des montagnes environnantes de Bergen appelée Lyderhorn, où des sorcières et des démons auraient été repérés la nuit du sabbat au cours des siècles précédents… C’est une danse dont les paroles en latin disent « la fin couronne l’œuvre, une nuit attend tout le monde »…

Et c’est donc elle, Lindy Fay Hella (Wardruna), qui chante ici sur la chanson « Sabbat » après les chœurs du début. Comment s’est passée cette collaboration particulière avec Lindy ? C’est amusant ici de les avoir tous les deux sur cet album parce que Lindy et Kristian Espenal « Gaahl » se connaissent depuis tant d’années, à commencer du temps de leur collaboration avec Einar Selvik (Wardruna) dans le passé au sein de Wardruna…
Oui, je l’évoquais précédemment justement. Il faut dire que Kristian et Lindy ont beaucoup travaillé ensemble au fil des ans et ce sont aussi de bons amis à nous. Ce sont aussi des personnes très créatives qui ont l’habitude d’expérimenter avec leur voix, ce qui convient parfaitement à Drott, je dirais, puisque nous n’écrivons pas de chansons très rationnelles ni formatées avec intro, couplets typiques, puis refrain. Et pour l’anecdote, Matias a en fait joué du violoncelle en studio pour un projet qu’ils ont déjà ensemble. On aime participer à la musique des uns et des autres, tu sais.

Maintenant, êtes-vous à l’aise avec le terme « rock progressif » que nous avons tendance à utiliser pour décrire, ou du moins essayer de décrire, la musique de Drott ? Certains artistes n’aiment pas les étiquettes musicales à cause du manque de liberté, et je pense que vous devez bien vous moquer de cela…
Nous ne nous soucions pas vraiment d’être honnêtes, mais je suppose que le « rock progressif » est une description appropriée. Après tout, le mot « prog’ » ou « progressif » vient du mélange de différents genres, c’est ce que nous faisons. Donc comme nous l’avons dit, nous ne pensons pas à un genre lorsque nous composons, donc notre prochain album pourrait très bien être complètement différent musicalement. (sourires)

Quelles ont été vos principales influences musicales lors de la composition de ce nouvel album de Drott ? King Crimson, Pink Floyd, le travail de Peter Gabriel… ? La fin du morceau « Sabbat » est très originale dans votre univers…
King Crimson est définitivement une influence musicale, oui. On peut entendre beaucoup de choses rythmiques, en particulier dans les guitares influencées par King Crimson. Aussi quelques éléments de Pink Floyd, je suppose, et nous aimons tous Peter Gabriel, à la fois de son travail dans Genesis et de ses albums solo. Il y a aussi des influences classiques comme Debussy et Stravinsky.

Mais à la fin de l’album, sur la chanson « Natt » (= « nuit » en anglais) on retrouve des touches folk avec peut-être une nyckelharpa (violon suédois) et un violon. Cela clôt Troll, mais pourrait ouvrir une nouvelle porte musicalement pour Drott… Pourriez-vous et seriez-vous capable de continuer avec plus d’instruments folkloriques dans un troisième album studio de Drott à venir ? (sourires)
« Natt » n’est qu’un violoncelle bloquant à travers une pédale de boucle. Il y a beaucoup d’influences folkloriques aussi dans notre musique ainsi que des éléments inspiré de l’impressionnisme mélancolique. Nous verrons bien quelle route se présentera à nous musicalement à l’avenir.

Arve, Ivar, vous venez tous deux de la scène black metal norvégienne, alors pensez-vous que votre musique est faite pour les métalleux ou un public plus ouvert d’esprit parce qu’il n’y a pas beaucoup de guitares et de voix dures ici… ? Quel public visez-vous avec Drott en fin de compte ?
Je ne dirais pas que notre musique est faite pour les métalleux puisque c’est assez bizarre comme musique, mais certains métalleux pourraient l’aimer, bien entendu. Les métalleux progressifs peut-être et certains qui aiment le black metal plus ambiant et atmosphérique pourraient être de la partie. Puisqu’il n’y a pas de contrebasse et pas beaucoup de voix dures, ce n’est peut-être pas assez agressif pour la plupart des métalleux… Après, je ne sais pas. Disons que nous visons les personnes qui s’intéressent à la musique et qui n’ont pas peur d’écouter des choses un peu différentes. Amateurs de musique si vous aimez, tant mieux ! Il y a beaucoup de choses à découvrir dans nos arrangements, à la fois rythmiquement et dans les harmonies, et les atmosphères, donc si vous aimez ce genre de choses étranges, progressives, vous pourriez probablement trouver quelque chose ici d’intéressant. Alors à bientôt en concert !



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