WARDRUNA : Oiseau rare

Jadis connu sous le pseudonyme de Kvitravn sur la scène black et doom Metal en tant que batteur (Sahg, Gorgoroth…), l’artiste norvégien Einar Selvik a depuis façonné son propre univers spirituel et musical nommé Wardruna au travers d’albums folkloriques fascinants et sincères. La trilogie Runaljod s’étant achevée avec Ragnarök en 2016, nous avons eu droit entre temps à la parenthèse acoustique Skald qui, très sobrement, reprenait la tradition médiévale des poètes scandinaves. Mais le Ragnarök est aussi synonyme de renouveau dans la mythologie nordique. Il laisse donc place à présent à Kvitravn, un cinquième opus plus varié et atmosphérique qui augure une nouvelle ère emplie de succès pour notre scalde. [Entretien intégral réalisé le 02/12/2020 par Zoom avec Einar Selvik (chant, multi-instruments) par Seigneur Fred – Photos : DR]

Pour commencer, tout simplement je te demanderai comment vas-tu après cette année 2020 quelque peu spéciale pour les artistes et comment as-tu vécu justement cette période alors que la sortie de ce cinquième album studio de Wardruna a été repoussée de juin 2020 à ce début d’année ? Tu dois être drôlement impatient…
J’attends ça depuis longtemps, en effet. L’album a été fini en mars dernier en fait, et j’ai été relativement déçu de son report à cause de la situation liée au Covid-19 mais tu ne peux pas contrôler tout ça… Tous les projets autour de l’album ont été annulés ou repoussés (concerts, etc.). Alors j’ai essayé de faire avec et d’être concentré sur ma musique en ne gardant que les choses positives de telle sorte à rester constructif et n’en tirer que le meilleur. C’est la seule chose que je puisse faire. Du coup, je suis d’autant plus excité en effet à la veille de la sortie, enfin, de ce nouvel album.

Cependant Wardruna a su rester en contact avec le public tout au long de l’année passée grâce à la sortie du single « Lyfjaberg » (qui ne figure pas sur Kvitravn) entrecoupée d’extraits du nouvel album comme « Grá » et la chanson-titre qui ont bénéficié de superbes vidéo-clips. C’est étonnant voire même paradoxal pour un groupe comme Wardruna, proche de la nature et des éléments, d’être aussi moderne en termes de communication et marketing et connecté ainsi sur la toile, non ? (sourires)
Ouais, c’est vrai… (rires gênés) On est obligé de penser et agir différemment de nos jours. Personnellement, je n’aime pas trop ce genre de promotion virtuelle car je préfère mettre en avant du contenu de qualité de manière physique, c’est-à-dire par nos concerts, des disques, etc. en suivant un circuit traditionnel. C’est la meilleure manière. Et je pense que de toute façon nos fans n’ont pas besoin de ça pour acheter un nouvel album de Wardruna. S’ils ont l’intention de l’acheter, ils l’achèteront coûte que coûte. Peut-être suis-je naïf…  Mais là on a essayé autre chose, il a fallu s’adapter.

D’un autre côté, cela vous donne l’avantage d’avoir un rapide retour sur les premières réactions des fans autour des nouvelles chansons ce qui est pratique et aussi rassurant si elles sont bonnes dans l’ensemble ?
Oui, tout à fait. On a d’ailleurs commencé par la chanson « Grá » en février 2020, il y a un an donc. Et le feedback a été très bon, donc voilà pourquoi je ne suis pas trop anxieux au sujet de Kvitravn et relativement confiant et excité aujourd’hui… J’ai hâte de partager à présent notre musique avec les gens. Il y a une bonne pression.

Pourquoi ne pas avoir inclus cette chanson « Lyfjaberg » aux accents shamaniques sur votre nouvel album ? Elle pouvait parfaitement s’intégrer à l’ambiance générale de Kvitravn, non ?
C’est un morceau que j’ai écrit à part une fois la sortie du nouvel album Kvitravn replanifiée, mais c’était trop tard pour la rajouter. Mais oui, cela aurait très bien pu s’intégrer à l’album. Peut-être que ça pourrait ressortir plus tard avec…

Te souviens-tu du concert français de Wardruna donné au château des Ducs de Bretagne à Nantes (44) en septembre 2018 dans un cadre unique ? Quel souvenir en gardes-tu ?
Bien sûr ! Absolument. C’était fantastique. J’ai toujours grand plaisir de venir jouer chez vous en France. Je crois que le public est passionné en général, il y a beaucoup d’amour de la part des gens. Se produire sous les étoiles, dans ce cadre unique de la cour du château d’Anne de Bretagne, c’était une configuration incroyable.

Pourriez-vous refaire ce genre d’évènement et l’immortaliser en vidéo (DVD/Blu-ray) même si bien sûr on trouve des vidéos non officielles sur internet ?
Oui, peut-être. Oui, si un jour on sort un projet de vidéo sur DVD ou autre, cela pourrait être enregistré lors d’un évènement spécial comme celui-ci. Ce genre de cadre s’y prête tout à fait et ce serait alors un superbe projet.

À présent, dis-nous tout sur Kvitravn car tu es impatient de nous en parler, je le vois bien, et nous aussi. Pourquoi un tel titre d’une part ? Cela fait-il référence à ton pseudonyme que tu utilisais à tes débuts sur la scène black metal norvégienne ? S’agit-il d’un concept album sur toi-même ? (rires)
Non, ce n’est pas un album sur moi, rassure-toi ! (rires) J’avais choisi en effet ce nom à l’époque à mes débuts, et ce pour la même raison qu’aujourd’hui. C’est plus profond ici. Cela se réfère en effet à « Kvitravn », c’est-à-dire le « corbeau blanc » qui est ici le personnage principal en quelque sorte dans l’album…

Ce cinquième album est-il le début d’un nouveau cycle comme une nouvelle trilogie succédant à celle close avec l’album Runaljod – Ragnarok si l’on fait la parenthèse sur Skald qui était peut-être un album à part dans ta discographie ?
Non, ce n’est pas une nouvelle trilogie. Kvitravn s’inscrit quand même dans l’œuvre de Wardruna là où s’arrêtait l’album Ragnarök, oui, et il y a là un genre de même concept mais c’est différent. Je rentre plus ici dans les détails ici de l’animisme, de ses traditions cultuelles, et en fait je m’intéresse davantage aux aspects humains permettant de rentrer en contact avec la nature et aussi ce qui nous définit comme être humain. Dans la tradition nordique, la définition de l’Homme est un concept différent de ce que l’on entend aujourd’hui dans notre époque moderne avec le corps et l’esprit. C’est plus complexe et à d’autres niveaux que ça, j’essaie d’explorer ça. Un des thèmes ou personnages récurrents justement sur le nouvel album est l’oiseau, « Kvitravn », ce corbeau blanc. Les corbeaux sont des animaux et personnages très présents dans la mythologie et la tradition nordique.

Oui, l’oiseau, enfin plus précisément le corbeau fait généralement référence à la présence du dieu Odin, non ?
Pas seulement, il symbolise Odin mais aussi la mémoire de l’Homme, sa mémoire. Ce corbeau (blanc) est aussi un messager de l’au-delà portant avec lui un secret. Il dresse comme un pont entre le monde et les esprits. Beaucoup d’animaux font référence également à cet aspect, dans d’autres traditions et cultes d’ailleurs : en Asie (Inde, Japon), en Europe centrale et de l’ouest chez les Celtes, etc. Des animaux blancs sont sacrés comme l’éléphant, le serpent, le lion, la vache, la souris, etc. Cet animal blanc représente en fait un recommencement, un renouveau, voilà ce que symbolise ici « Kvitravn », cet oiseau blanc. Ce titre combine tous ces mythes, mais pas seulement propre à la mythologie nordique mais des traditions animistes dans la culture nordique ancestrale avant l’arrivée du christianisme. Il s’agit là donc d’une thématique globale, universelle finalement.

Alors doit-on considérer ton précédent album Skald (NLDR : le scalde était un poète en Scandinavie durant le Moyen-Âge) comme un aparté plus personnel et intime dans la discographie de Wardruna, entre Runaljod – Ragnarok et Kvitravn ?
Je ne dirais pas ça. Il s’agit bien d’un album de Wardruna, certes plus personnel et simple d’approche car enregistré live en studio. En fait, il y a quatre ou cinq ans, j’avais lu et commencé à faire diverses recherches et à un moment donné, je me suis dit que l’histoire autour de ce genre de chansons et poésies ancestrales pourrait être développées en adaptant des chansons acoustiques issues du répertoire scaldique. J’avais utilisé certains pour des thèmes musicaux de la série TV Vikings mais cela pouvait faire l’objet d’un album de Wardruna. J’ai alors commencé à faire des concerts en solo, etc. Beaucoup de gens me demandaient de faire un disque recueillant ces chansons ce que j’ai alors fait sur Skald. Au moment de la composition et des enregistrements des albums de la trilogie Runaljod, je n’avais guère le temps trop occupé par ceux-ci. Alors quand j’ai eu fini avec le dernier, Ragnarök, c’était le bon moment venu pour enregistrer ce matériel acoustique pour Skald. Disons qu’il s’agit d’un disque moderne d’une poésie traditionnelle antique.

Sur Kvitravn, as-tu eu l’occasion de créer et d’expérimenter/jouer de nouveaux instruments comme tu aimes le faire de manière artisanale sur chaque album de Wardruna ?
Hé bien, j’ai utilisé oui de nouveaux instruments sur cet album, deux essentiellement, mais ils font déjà partie d’une famille d’instruments que j’ai l’habitude de jouer. D’ailleurs, je les ai fait fabriquer cette fois par un luthier français, Benjamin Simao. Il a spécialement fabriqué un genre de lyre, une réplique, ce n’est pas cependant la lyre de Kravik déjà utilisée mais c’est une copie d’une lyre germanique de Trossingen du Vème siècle. Je l’utilise sur quelques chansons. Il m’a également conçu un instrument nommé « Crwth » (d’après l’iconographie du Tropaire de St Martial de Limoges (XIe siècle)). Aussi, il y a une nouvelle version de « goat horn » qui est une sorte de trompe ou cor. Cela fait partie de la même famille.

Comment travailles-tu avec la voix de ta collègue chanteuse Lindy-Fay Hella ? As-tu écouté d’ailleurs son magnifique duo (« The Solace ») sur le dernier album The Ghost Of Orion des Anglais de My Dying Bride ? Sa voix est si pure…
Elle vit en Norvège aussi, donc c’est pratique pour travailler en studio ensemble mais on s’envoie aussi des fichiers audio par internet car elle a la possibilité de s’enregistrer de son côté en studio. Même si la plupart des compositions proviennent de moi, elle contribue aussi à l’ouvrage de Wardruna lors du processus créatif. Elle apporte des suggestions, et je lui laisse le champ libre pour s’exprimer de toute façon. Elle possède vraiment un grain de voix unique, avec sa personnalité artistique et son caractère. Parfois, une chanson peut complètement changer grâce à sa présence si incroyable et magnifique. Sinon, malheureusement, je n’ai pas écouté son duo sur la chanson « The Solace » de My Dying Bride, mais si tu l’interviewes aussi prochainement, ne lui dis surtout pas, s’il-te-plaît ! (rires) Dans tous les cas, ceci figure dans ma « to do list »…

Tu as démarré ta carrière sous le pseudo de Kvidravn en jouant du Black Metal derrière la batterie, notamment avec Gorgoroth. Tu collabores avec Ivar Bjørnson (Enslaved) et as déjà sorti deux albums avec lui (dont le premier contenait des chansons black metal avec Grutle Kjelsson (Enslaved) au chant black). Pourrais-tu revenir à une musique metal ou inclure des éléments black metal à Wardruna afin de durcir ta musique et mêler metal et folk comme c’est la grande mode depuis Bathory et quelques décennies déjà ?
Pourquoi pas ? Oui, je suis d’ailleurs toujours en contact avec Gaahl (ex-Wardruna, ex-Gorgoroth, ex-God Seed, et désormais Gaahl’s Wyrd) avec qui je suis bon ami. Cependant, je crois que si cela devait se faire sur quelques chansons, ce serait dans tous les cas sous le nom d’un autre projet artistique.

Enfin, la diffusion de la série TV Vikings sur HBO ayant repris sur HBO pour l’ultime saison 6, peux-tu nous dire si tu as composé spécialement de nouvelles musiques pour ces derniers épisodes que l’on va découvrir ? (NDLR : entretien réalisé début décembre 2020)
Non, enfin pas spécialement. Il y aura juste des thèmes de musique déjà composés pour Vikings qui sont repris.

CHRONIQUE ALBUM

WARDRUNA
Kvitravn
Folk/ambient
Columbia Rec./Sony Music

La tant attendue cinquième offrande de Wardruna débarque enfin ! Depuis son report en juin 2020 à ce début de nouveau millésime, nous commencions à sérieusement nous impatienter malgré le single « Lyfjaberg » (au vidéo-clip très nature quelque part entre Vikings et un spot de l’office du tourisme norvégien) ne figurant malheureusement pas ici à l’appel. Depuis, on a tout de même découvert progressivement sur internet d’abord le titre « Grá » avec un appétit (musical) de loup, puis l’enivrante chanson-titre aux accents shamaniques. Alors quid de ce Kvitravn qui sort dorénavant sur une major ? Soyez rassurés, fans de Wardruna, vous ne serez pas perdus et retrouverez même des redites des principaux thèmes musicaux de la série TV Vikings ici et là. Mais tout est ici amplifié, diversifié, magnifié, avec plus d’emphase, à commencer par les nombreux arrangements et instruments comme les percussions et les cuivres en bois (« Kvit Hjort »), certes déjà utilisés dans le passé et dans ses projets avec le guitariste Ivar Bjørnson d’Enslaved, mais aussi les chœurs de toute beauté toujours menés avec classe par la magnifique voix de Lindy-Fay Hella qui vous fait frissonner (« Kvitravn » et son refrain, « Viseveiding »). Sur le morceau « Synkverv », la mélodie à la lyre de Trissangen vous happe, Einar Selvik n’hésitant pas à faire appel à un luthier français (Benjamin Simao) pour obtenir une réplique de cet instrument. Après Skald qui se voulait plus sobre et intimiste, sur Kvitravn, le groupe scandinave part à la conquête d’un public toujours plus avide de retour aux sources et de nature surtout en période de crise… Premier chef d’œuvre 2021. [Seigneur Fred]

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