MADDER MORTEM : Au nom du père

On dit souvent que la famille, c’est sacré ! Et même si tout n’est pas toujours rose à la maison au quotidien, la famille permet de se construire, demeurant un pilier inébranlable de la vie pour avancer en général. Pour le cas des Norvégiens de Madder Mortem, c’est d’abord et avant tout une histoire de famille depuis 1997 du côté d’Oslo puisque le frère et la sœur Kirkevaag cohabitent au sein de cette formation si unique de doom metal atmosphérique avant-gardiste. Et leur papa, Jakob, les a toujours soutenus, à commencer par les photographies d’un de leurs meilleurs disques (All Flesh Is Grass) en 2001. Sur leur dernier ouvrage, il a eu le temps de fournir deux peintures avant de s’éteindre pour aboutir à l’artwork bleu que l’on découvre aujourd’hui. Six ans après l’album Marrow, notre fidèle interlocutrice nous a ouvert son cœur fait de joies et de peines, à l’image d’Old Eyes, New Heart… [Entretien intégral avec Agnete M. Kirkevaag (chant) par Seigneur Fred – Photos : DR]

Votre précédent album studio, Marrow, est sorti en 2018. Entre-temps, beaucoup de choses se sont passées dans le monde… Quel bilan dresses-tu de cet album cinq ans après, et de l’époque qui a suivi… ?
Je veux dire, si nous regardons le monde dans son ensemble, beaucoup de choses vraiment désagréables se sont produites et se produisent encore. Mais en repensant à l’album Marrow, j’en suis très satisfaite ! J’adore le résultat de l’album, tant les chansons que la production. Il a été très bien accueilli par la critique, et je pense que nous avons gagné un nouveau public, notamment dans la scène prog’. Cela a également été aidé par la tournée avec Soen, je pense, et puis on a rencontré tellement de gens adorables et de supers groupes dans ce contexte. Avec Marrow, nous avons également accompli beaucoup de nouveautés : notre tout premier financement participatif, qui s’est extrêmement bien passé, et en conséquence, notre toute première petite tournée en tête d’affiche, ainsi que le documentaire Howl of the Underdogs. Tourner un documentaire sur une période de plus d’un an était un processus très nouveau, et cela a coïncidé avec beaucoup de grands changements et des moments difficiles dans le groupe, et j’adore le résultat . Au passage, mes compliments encore émerveillés pour le réalisateur Randy M. Salo et le reste de l’équipe de Stewis Media.

Le nouveau disque est quelque peu spécial… Ce huitième album studio s’appelle Old Eyes, New Heart et est dédié à un être cher : Jakob Kirkevaag (R.I.P.), votre père à toi et ton frère Birger Peter (BP) car j’ai appris la triste nouvelle qu’il était décédé récemment. Votre papa a toujours été plus ou moins impliqué dans les visuels artistiques de Madder Mortem dans le passé, et vous a toujours soutenus, vous emmenant en répétition étant jeunes. Il a travaillé aussi sur deux peintures pour Old Eyes, New Heart mais n’a pas pu malheureusement voir le joli résultat visuel de l’artwork. Était-il réellement peintre ou graphiste, ou bien photographe ? C’était lui en charge des photos sur All Flesh Is Grass, je crois, en 2001, mais en général n’était-ce pas Christian Ruud qui s’occupait de vos œuvres ?
En fait, la pochette de notre tout premier album, Mercury, sorti sur Misanthropy Records en 1999, a en fait été conçue par Steven O’Malley, maintenant connu avec Sunn O))). Et Christian Ruud, qui jouait de la guitare dans Madder Mortem sur Mercury, lui a succédé en tant que designer sur l’album suivant, All Flesh Is Grass. Il a réalisé toutes nos illustrations jusqu’au disque Red in Tooth and Claw inclus, alors qu’une vie professionnelle très chargée l’a contraint à stopper. Heureusement, nous avons ensuite pris contact avec Costin Chioreanu, qui réalise depuis toutes nos œuvres depuis. Quant au rôle de mon père sur All Flesh Is Grass : Papa a pris les photos du groupe, et puis les visuels étranges, et les cordes et tout le reste figurant sur l’artwork. Toutes ces photos provenaient de son idée. Il a toujours été notre principal supporter, en fait. Il nous conduisait aux répétitions quand nous étions plus jeunes ou partageait sur internet tout ce que nous publions sur les réseaux sociaux ces dernières années. On savait qu’il était très fier de ce que nous faisions. Comme tout le groupe restait souvent avec nous, c’était comme un membre de la famille au sein de Madder Mortem, je pense, en plus d’être notre père à moi et mon frère BP. Il nous manquera beaucoup. Mais je suis très heureux qu’il ait su que la prochaine couverture serait son œuvre, même s’il n’a pas pu la voir… Je suis également heureux que Costin ait finalisé et réalisé son adaptation. Costin et mon père se sont rencontrés lorsque Costin est venu en Norvège pour filmer la vidéo de la chanson « Liberator », et ces deux artistes se sont vraiment bien entendus.

Alors, est-ce à dire que ce nouvel album Old Eyes, New Heart est l’album le plus personnel de Madder Mortem que vous ayez réalisé à ce jour, écrit et composé, au cours de votre longue carrière ?
D’une certaine manière, oui. Je veux dire, tous nos albums sont assez personnels, tu sais. Mais pour moi, au niveau des paroles, j’ai consciemment travaillé pour être plus ouverte et moins « mystérieuse » avec mes paroles, en appelant davantage une chose par son nom au lieu de me cacher tout le temps derrière des métaphores artistiques et des astuces astucieuses. Je pense qu’une approche plus directe donne plus de puissance aux paroles. Musicalement aussi, je pense que c’est un album très personnel. Comme je l’ai dit, il y a eu beaucoup d’étapes, bonnes et mauvaises, entre Marrow et Old Eyes, New Heart, et je pense du coup que la tourmente en nous-mêmes et dans le monde se reflète dans l’album. Beaucoup de chagrin donc, mais il y a aussi de la joie et de l’espoir.

Mais en général, Madder Mortem a-t’il pour habitude de parler de sujets plus personnels dans tes paroles, ou tu as été peut-être aussi inspirée par ce qui arrive dans le monde de manière plus globale ? Par exemple, tous ces tristes événements survenus récemment (épidémie de covid-19, guerres, réchauffement climatique et ses conséquences sur notre environnement…). Qu’en est-il sur nouvel album ? Est-ce que tes paroles sur Old Eyes, New Heart parlent un peu de ça aussi ou sont-elles uniquement personnelles et ne parlent que de ton père Jakob Kirkevaag (R.I.P.) ?
J’ai tendance à écrire des paroles principalement sur des sujets profondément personnels, à l’aide de juste ce qui me vient le plus naturellement, je présume. Et cela est également lié au fait que la musique est très émotionnelle chez nous, elle se prête davantage à des paroles centrées sur l’émotion. Donc pas de poésie autour du covid ici ou des choses de ce genre, je ne le crains. De plus, aucune des paroles ne traite du décès de notre père. Tu sais, il est décédé après l’enregistrement complet de l’album. Mais il a été très malade pendant longtemps et a vécu avec moi les dernières années de sa vie, donc une partie de cette tristesse et de ce sentiment de diminution et de perte d’un proche s’est probablement propagée plus ou moins dans les paroles et la musique. C’est sûr.

Toujours à propos de la famille : Madder Martem est donc connu pour avoir la particularité d’avoir dans son line-up toi-même au chant, et ton frère, Birger Peter alias « BP » Kirkevaag comme guitariste. Personnellement, ayant une sœur, je me suis toujours demandé comment ça fait d’être dans un groupe avec sa sœur ou son frère au quotidien ?! Parfois, les frères et sœurs sont comme chiens et chats ensemble ! (rires) Mais bon, si Madder Mortem existe toujours depuis 1997 à Oslo, j’imagine que ça se passe bien tous les deux en studio comme en tournée, sinon vous auriez splitté depuis longtemps ? (rires)
C’est un peu difficile à dire comment cela se passerait autrement. Nous sommes ensemble dans le groupe depuis tant d’années… Parfois, nous ne sommes pas d’accord et pouvons même nous battre, tout le monde se cache alors sous les tables ! (rires) Mais en général, je pense que nous allons souvent dans la même direction. On est fixés sur le même objectif depuis si longtemps maintenant, et tous deux, nous nous soucions avant tout de la musique, donc la plupart du temps, on travaille jusqu’à ce que l’on trouve la bonne solution lors de l’écriture d’une chanson. En tournée, j’imagine que c’est comme vivre avec n’importe quel membre de la famille : parfois frustrant, mais aussi réconfortant et sûr d’avoir ses proches avec soi.

Le premier single extrait de votre huitième album Old Eyes, New Heart s’appelle « Towers ». Il est très accrocheur et groovy, lourd et mélodique à la fois. Pourquoi avoir choisi cette chanson en particulier comme single ? Hormis les atouts que je viens d’évoquer… (sourires)
Eh bien ! Nous sommes simplement très heureux quand le label choisit le single pour nous, car on n’est pas très bons en décisions commerciales, mais je suis tout à fait d’accord sur la chanson qu’ils ont choisie. Je pense que c’est un début assez accrocheur et groovy comme tu dis, mais en même temps, cela représente bien Madder Mortem. Il montre une grande partie de ce qui est notre marque de fabrique, et aussi une partie de l’étendue des références et styles musicaux avec lesquels nous travaillons.

Le morceau ouvrant l’album, « Coming From The Dark », est pourtant plus typique de Madder Mortem : des riffs lourds, atmosphériques, chaotiques, dissonants, et quelques growls. On retrouve également quelques growls de ton frère sur la chanson intitulée « Master Tongue ». Alors question, Agnete : pourrais-tu chanter avec des grognements ou des cris comme ton frère BP ? Parce que beaucoup de femmes comme artistes metal, depuis Sabina Classen (Holy Moses) dans les années 80 à Angela Gossow, puis Alissa White Gluz (Arch Enemy), ou plus récemment dans la musique hardcore/metalcore (Candace Kucsulain (Walls Of Jericho), Tatiana Shmayluk (Jinjer), etc.) chantent ainsi depuis longtemps, mêlant chant clair et growls. En serais-tu capable en fait ?
J’ai essayé un peu au moment de l’album All Flesh Is Grass, et j’ai failli m’exploser la voix (j’ai eu des problèmes pendant plusieurs mois ensuite). Alors j’ai décidé de laisser mon frère BP s’en charger définitivement. À présent, je me sens très à l’aise avec ma propre gamme d’expression. Parfois, j’aimerais vraiment pouvoir le faire, mais en fait, je pense que je peux aussi projeter beaucoup d’agressivité et de portée avec une approche vocale claire, et je ne veux vraiment pas risquer d’endommager ma voix comme je l’ai fait à nos débuts. Le temps passe aussi, il faut l’entretenir, et de plus, je suis paresseuse… Je suis plutôt bonne dans ce que je fais, et me rapprocher de BP avec des growls ou screams nécessiterait des années de travail. Je dois aussi dire que BP est exceptionnellement doué pour ça. Il le fait vraiment avec cœur, je pense, pas juste comme s’il essayait d’être dur par moment.

La chanson intitulée « On Guard » est très différente du reste de l’album, et sonne très bluesy, sordide, presque un peu country. J’aime beaucoup. C’est très rare. Pourrais-tu m’en dire plus sur ce deuxième morceau de l’album et comment est-il né ?
En fait, cela a eu un début très poétique. J’ai fait un très long trajet, et c’était une journée de novembre très brumeuse, longeant un lac à Telemark (Norvège), tout brun et gris. J’écoutais « Ride On » d’AC/DC, et les essuie-glaces ajoutaient aussi leur rythme. C’est de là que c’est venu, tout bonnement. C’est donc un mélange étrange de « Ride On », de « Black Velvet » d’Alannah Myles, avec un style de chant à la Leonard Cohen, et de la sensation de la bande-originale de la série Twin Peaks de Badalamenti, en quelque sorte. Le tout juste passé dans le broyeur Madder Mortem… (sourires)

Finalement, ce nouveau disque de Madder Mortem, Old Eyes, New Heart, s’apparente une nouvelle fois à un grand voyage sinueux, comme des montagnes russes, sans frontières, sauf la vôtre et celle des auditeurs. A l’ère actuelle du post metal, du post rock, du progressif, etc. et de la mode de tout ce come-back musical en plus dur, ne trouves-tu pas que Madder Mortem était presque trop avant-gardiste et en avance sur son temps à vos débuts à la fin des années 90 en fin de compte ?
Réponse courte : Oui. (rires) Mais pour être sérieux, je le pense, oui. Tout ce que nous avons toujours voulu, c’était simplement écrire de la musique sans nous fixer de limites quant à la direction que pouvait prendre cette musique, mais lorsque l’on a commencé, on nous a beaucoup critiqués pour être trop larges en termes de genre et de références. Je pense que la scène metal en général s’est développée et devenue plus ouverte d’esprit ces dernières années, et surtout avec le post metal et la scène progressive actuelle. J pense que les portes sont beaucoup plus ouvertes pour ce que nous faisons aujourd’hui. Je dois dire que c’est une évolution saine, car cela signifie que l’attention s’est davantage portée sur la musique et moins sur les idées de ce que devrait être un genre ou le look.

Pour finir, quels sont vos objectifs et ambitions avec ce huitième album studio Old Eyes, New Heart à présent, et quels sont vos projets pour 2024 et le futur ? De nouvelles chansons vidéo, des tournées américaines ou européennes peut-être, des festivals d’été, etc. ?
Les tournées coûtent extrêmement cher, mais ce serait bien sûr un rêve. On commence en douceur avec une release party à Oslo et le festival Inferno, et après on verra ce qui se passe. On sait déjà que nous ferons le festival hollandais ProgPower en Europe en octobre 2024, ce que nous attendons avec impatience. On espère également pouvoir faire plus de vidéo clips avec Patrick, travailler avec lui sur le clip de « Towers » fut génial. Et bien sûr, de nouvelles chansons à écrire sont déjà en tête de ma « to do list ». (sourires)

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