Le célèbre groupe d’oriental metal israélien Orphaned Land fête ses trente ans de carrière, et pour l’occasion, il s’est offert l’enregistrement d’un concert très spécial : la formation sur scène accompagnée d’un orchestre symphonique avec pas moins de soixante musiciens ! Mais la sortie de l’opus, baptisé A Heaven You May Create, sur fond de conflit israélo-palestinien entache ouvertement l’enthousiasme des membres du groupe. Nous nous sommes malgré tout entretenus avec un Kobi Farhi cerné, visiblement épuisé et empreint d’une profonde lassitude, au sujet des évènements tragiques au Proche-Orient, et bien sûr de choses plus agréables comme ce magnifique concert enregistré au Heichal HaTarbut de Tel-Aviv, mais aussi de la caverne de Platon dont l’humanité ne souhaite pas s’extraire. [Entretien réalisé par Zoom avec Kobi Farhi (chant) par Marie Gazal – Photos : DR]
Kobi, où es-tu actuellement ?
Je suis à la maison. Ma famille est dans la pièce d’à côté, mes enfants et ma femme. Je fais les interviews depuis ma chambre ! C’est une période très difficile actuellement, mais nous sommes là. Disons que l’on essaie de conserver notre énergie au top, comme toujours.
Et toi, comment te sens-tu personnellement malgré la situation ?
Je me sens vraiment mal. C’est terrible. Tout se qui s’est passé depuis le 7 octobre 2023 est vraiment catastrophique… Cela prendra beaucoup de temps au peuple d’Israël de se remettre d’un tel désastre. Nous n’en voyons pas la fin. C’est atroce de se réveiller le matin et de voir que tout le monde semble vouloir te massacrer, te tuer… Mais ça n’a jamais été chouette d’être juif de toute façon. L’antisémitisme ressurgit partout maintenant : Londres, Paris, Lyon en France ou Los Angeles aux USA. C’est terrible d’être en Israël en ce moment et de ressentir la haine à l’encontre de ta nation et de ton peuple. Bien sûr, nous recevons des messages de soutien, des messages forts, d’un peu partout dans le monde, de France, même de Turquie, mais la négativité est écrasante…
Trouves-tu des opportunités pour jouer de la musique avec les autres membres du groupe ou c’est tout simplement impossible à l’heure actuelle ?
C’est possible, mais nous n’essayons même pas : tout le monde veut être avec sa famille, avec ses proches. S’il y a une sirène et qu’on a besoin de courir à l’abri des missiles, mieux vaut être à la maison. On ne peut même pas vraiment travailler, tout est paralysé à cause de la guerre. Nous sommes censés jouer un concert le 13 décembre 2023, mais nous ne savons même pas si cela pourra avoir lieu. Nous nous parlons tout le temps sur notre groupe WhatsApp, mais nous ne répétons pas, ni ne jouons live pour l’instant.
A ton avis, quel est le rôle de la musique et d’un groupe symbolique comme le tien dans un tel conflit ?
Je pense que le pouvoir de la musique est de te donner de l’espoir. Les chansons font office d’un câlin. Elles sont plus efficaces qu’un post que tu ferais sur Facebook. (sourires) Quand les événements ont débuté, nous avons été tellement choqués que nous avons posté un message sur les réseaux sociaux simplement pour dire notre soutien au peuple israélien. Nous sommes israéliens, c’est notre peuple qui est en deuil. 1500 victimes en une seule journée sur 9 millions, c’est une catastrophe. Nous avons posté pour dire que nous soutenions le peuple israélien, et non pas que nous étions contre le peuple palestinien. Nuance. Mais cela a suffi pour que les gens cessent de nous suivre. On nous a traités d’hypocrites, on nous a accusés de justifier les tueries des Israéliens. On a fait face à tellement d’accusations… C’était terrible de recevoir ce type de feedbacks mais il faut comprendre que si les « fans » t’aiment, alors leur amour ne dépend pas de ça. S’ils veulent nous quitter, qu’ils le fassent. Mais les chansons restent là, les paroles sont authentiques et personne ne peut fausser les sentiments qui en ressortent. Nos morceaux resteront longtemps après notre mort. Nous voulons soutenir notre peuple et nous ne devrions pas nous excuser pour cela.
Pourquoi avez-vous choisi d’appeler votre nouvel album live A Heaven You May Create ?
Tout d’abord, c’est une phrase qui apparaît dans deux de nos albums. Sur le morceau « Mabool » de l’album du même nom, nous répétons la phrase deux fois. C’est aussi une ligne qui termine l’album The Never Ending Way of ORWarriOR. C’est un slogan que nous aimons et utilisons souvent. Beaucoup de nos fans se tatouent cette phrase. Elle fait partie de quatre vers en réalité : « Go in peace and find thy faith / Evolve thy self and lose all hate / So a heaven you may create ». Les gens ont un attachement particulier à ces phrases. C’est aussi un vœu pieux sur le fait que nous savons pertinemment qu’il existe une solution au conflit. La chose la plus tragique n’est pas le fait qu’on n’ait pas de solution, mais plutôt que les gens refusent d’opter pour la solution de sortie. Ce désespoir, quelque part, est l’essence d’Orphaned Land.
Vous avez donc enregistré ce concert spécial chez vous avec un orchestre symphonique en juin 2021 pour le trentième anniversaire du groupe. Pourrais-tu nous en dire plus sur les origines de cet album spécial et ce qui vous a donné envie de faire un live symphonique ?
Trente ans, ce n’est pas rien, c’est déjà une longue carrière ! Ça veut dire que des gens sont nés lorsque nous avons sorti notre premier album et qu’ils ont aujourd’hui trente ans ! Au bout de ta troisième décennie, tu penses aux choses que tu n’as pas encore faites, à nos prochains objectifs. Jouer avec un orchestre a toujours été une envie, beaucoup de groupes de metal, comme Metallica mais pas que, l’ont fait. Nous voulions le faire, en nous disant que ce serait le point culminant de notre carrière. Nos morceaux ont été réarrangés. C’était beaucoup de travail pour ce projet ambitieux. Mais cela valait définitivement le coup. On a joué sur scène avec soixante personnes. C’était le plus gros concert que nous avons donné en Israël, au Heichal HaTarbut, ici à Tel-Aviv, avec deux mille cinq cent fans dans le public. Nous nous le sommes offert comme un cadeau d’anniversaire pour fêter nos trente ans de dur labeur.
Étant donné votre large discographie, comment avez-vous choisi la setlist ?
Nous avons reparcouru tout le répertoire du groupe, des morceaux populaires auprès des fans aux morceaux que nous avons jugés suffisamment intéressants pour les adapter en version symphonique. Nous étions limités à seize morceaux. Mais on voulait au départ en jouer vingt-cinq, mais ce n’était pas possible du fait de l’orchestre. Alors nous avons jeté les morceaux trop complexes à adapter sur scène avec cette configuration symphonique pour nous concentrer sur nos principaux singles. C’est comme ça que nous avons procédé avec le chef d’orchestre et les membres du groupe.
On ressent beaucoup d’émotions dans ta voix pendant ce concert. Dans quel état d’esprit étiez-vous au moment de jouer chez vous, dans votre pays, qui plus ?
La période était troublante parce que c’était au cœur du covid-19. Nous n’avions pas joué depuis un long moment… En fait, nous n’avons toujours pas tourné depuis ! Cela fait quatre ans maintenant. Hormis quelques festivals par-ci, par-là… Nous étions donc très désireux de remonter sur scène. On a eu l’impression que le covid nous avait volé notre emploi, qu’il avait tué notre groupe. Célébrer notre trentième anniversaire en allant sur scène, chanter devant toute cette foule, c’était très émouvant de le faire, qui plus est dans le Heichal HaTarbut d’Israël. D’habitude, la salle accueille des opéras, des concerts philarmoniques ou des concerts de musique très mainstream. Là, c’était très excitant de faire résonner du metal dans ce lieu. Nous avons reçu tellement d’amour, je t’avoue que l’on eu du mal à retenir nos larmes. Nous avons tellement travaillé, c’est tellement de travail d’être dans un groupe, tu sais. Les gens pensent qu’en étant musicien, c’est facile, tout le monde applaudit et c’est tout. Mais composer de la musique, se poser des questions, faire un travail introspectif, c’est très exigeant, cela fait souffrir. Être sur les routes pour la tournée, dormir dans le bus, être loin de sa famille, c’est aussi fatiguant. Donc ce concert a été chargé en émotions. J’étais impressionné par les gens qui ouvraient les bras, en levant les yeux au ciel et en chantant les paroles que nous avons écrites. C’est toujours émouvant, ça ne changera jamais et ça fait partie des plus beaux moments de la vie d’Orphaned Land, de nos vies.
C’est votre deuxième album live en réalité. Le premier, The Road to OR-Shalem enregistré à Tel-Aviv est sorti en 2011. D’après toi, qu’est-ce qui a le plus changé depuis cette période ?
Le premier album live est sorti juste après un album intitulé The Never Ending Way of ORwarriOR, qui a suivi Mabool. Toute la carrière d’Orphaned Land a été marquée par le conflit au Moyen-Orient cristallisé autour des trois religions. Chaque album se focalise de plus en plus sur le conflit. Par exemple, pour Mabool, on retrouve les trois fils du paradis, qui sont les trois héros, un juif, un musulman et un chrétien. Pour The Never Ending Way of ORwarriOR, nous avons même mis le sujet sur le devant dans la photo du groupe. Je ressemble à Jésus et on voit deux juifs et deux musulmans autour de moi. Et pour All is One, nous sommes allés encore plus loin en amenant l’image en couverture de l’album. Ça s’est donc fait progressivement, étape par étape, pour parvenir à placer le concept en première ligne de notre art. Après All is One, nous avons opéré une régression. Sur l’album Unsung Prophets & Dead Messiahs, nous parlons de l’allégorie de la caverne par Platon et cela nous rend très déprimés, parce que nous réalisons que l’humanité ne veut pas sortir de sa caverne en réalité. L’humanité ne veut pas vivre en paix et en harmonie. On revient alors à ce slogan : « A heaven you may create ! » Mais les humains, enfin la majorité, n’en veulent tout simplement pas. Platon a écrit son allégorie deux-mille cinq cent ans plus tôt et ça n’a pas changé… Tout le monde veut rester dans sa cave et celui qui tente de les sortir se retrouve mort. Peu importe s’il s’agit de Martin Luther King pour les Afro-américains, ou Ghandi pour les Indiens, ou Che Guevara pour l’Amérique Latine, ou Jésus Christ pour les Juifs il y a deux mille ans plus tôt, tous ont été assassinés au final. Et il y a des tonnes d’exemples comme ça. Donc après All is One, le message d’Orphaned Land reste le même, l’espoir est toujours présent, mais nous reculons. A Heaven You May Create fait partie de cette régression et nous pensons que le prochain album continuera de s’enfoncer dans cette dépression. Rien ne change. Je vais avoir bientôt cinquante ans, dans deux ans exactement. Je fais ça depuis que j’en ai l’âge de seize ans. Et rien ne change. Après, dans nos concerts, je vois des gens de communautés très différentes : juifs, musulmans, chrétiens, hétéro, homo… Peu importe ! On devient une famille, pendant deux heures. C’est le pouvoir de la musique. Puis, nous rentrons à la maison, et les politiques, les journalistes, tout le monde fait tout pour nous séparer, pour que plus personne ne sorte de sa cave (cf. Platon). Donc je dirai que pendant l’enregistrement du premier album live, nous vivions encore dans cette utopie de All is One avec presque de la naïveté, tandis que pour A Heaven you May Create, une véritable régression s’est opérée, même si les messages restent les mêmes et que la musique est présente.
Quelles sont les prochaines étapes pour Orphaned Land après la sortie de votre opus live le 1e décembre 2023 (Century Media) ?
Nous souhaitons partir en tournée. Deux tournées européennes sont prévues en janvier et en mars 2024, ainsi qu’une partie en Amérique latine en avril. On espère aussi participer à certains festivals cet été. Mais en réalité nous ne savons pas si tout cela pourra se produire. Nous sommes littéralement une cible mouvante pour les extrémistes. Vu les événements en France, à Paris, à Lyon… Les croix gammées… Maintenant, nous devons faire avec cette recrudescence. On s’interroge toujours à l’heure actuelle si nous devons y aller, si nous devons décaler… Nous parlons encore avec les producteurs comme si tout allait se passer comme prévu. Après la tournée, nous pourrons penser à retourner en studio pour bosser sur le prochain album qui sortira sûrement en 2025 ou 2026.
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