Quel splendide artwork pour dépeindre ce seizième album studio, baptisé cette fois Heimdal, de la part de nos vieux amis norvégiens. Seize albums (sans compter les splits, EP, compilations, et divers enregistrements live…), ce n’est pas rien ! Lyriquement et visuellement justement, il a toujours été question de concept de dualité ou diptyque chez Enslaved : souvenez-vous des albums cultes Frost et Eld ( « le feu » en norvégien) ou bien Isa et Ruun, avec bien souvent des liaisons entre plusieurs mondes parallèles, cela représenté à travers un miroir ou des jeux d’associations. On pense alors notamment aux pochettes des disques Monumension, ou Below The Lights, qui sont en quelque sorte comme des métaphores contemplatives entre deux mondes, celui des vivants et de nos morts, ou plutôt celui de nos âmes pour ainsi dire, sous fond de mythologie nordique. Mais Enslaved, depuis longtemps, emprunte aux croyances de ses aïeux des symboles pour y exprimer des messages à la fois plus universels et subjectifs comme sur Utgard il y a trois ans déjà, afin de nous emmener dans sa musique, à moins que ce ne soit l’inverse, dans tous les cas aux frontières de l’esprit, quelque part entre le réel et l’irréel…
Musicalement, tout commence tranquillement par des bruits de remous dans l’eau et un bruit de corne au lointain. Peut-être est-ce déjà le dieu Heimdall (avec deux « l » ou en vieux norrois « Heimdallr » ), en charge de garder le pont séparant Asgard des autres mondes inférieurs, et qui souffle dans Gjallarhorn pour nous avertir de l’arrivée imminente du Ragnarök et de son affrontement avec Loki…
Cette intro aurait très bien pu figurer sur le dernier album de Hugsjà, side-projet du guitariste Ivar Bjørnson avec le désormais célèbre barde Einar Selvik (Wardruna) et le batteur Iver Sandøy, mais non. Il s’agit pourtant du titre « Behind The Mirror » qui ouvre doucement Heimdal. Puis un riff relativement groovy et bien heavy commence déjà à nous faire headbanguer avant que les chants clairs de l’excellent claviériste Håkon Vinje et du batteur précité nous transportent presque déjà alors que le rythme s’accélère sous forme de cavalcade. Les claviers, chers à Ivar Bjørnson, et sublimés par Håkon permettent déjà de faire opérer le charme, mais ce serait oublier l’autre atout majeure depuis des lustres chez le combo de Bergen, les cris déchirants et puissants du frontman et bassiste Grule Kjellsson. En effet, malgré son rapide éloignement de la scène black et des faits divers qui secouèrent la Norvège au début des années 90, Enslaved est apparu en pleine ascension de la seconde vague black metal scandinave, au côté des Immortal et autres Emperor (dont ils eurent le même batteur commun Trym Torson au début)…
Et justement, après les premières digressions de ce premier morceau déjà complexe mais suffisamment accrocheur ( Son superbe solo de guitare à la fin signé Arve Isdal (Audrey Horne, ex-Demonaz), place à un riff glacial plus typiquement black metal sur « Congelia » que l’on avait déjà pu découvrir sur l’EP Forest Dweller en début d’année. La frappe continue et répétitive d’Iver sur ses fûts, couplée aux divers effets électroniques, amène l’auditeur dans une sorte de transe. On ne distingue plus ce qui est vrai ou faux, réel ou imaginaire, à l’image de la pochette évoquée en préambule, où l’on perçoit pourtant le reflet dans l’eau de Heimdall avec son cor retentissant Gjallarhorn, à moins que ce soit un tour de magie de la part des Ases, et notre imagination qui divague déjà… Le chaos arrive, et là encore sur un rythme de cavalcade, on est véritablement pris dans ce tourbillon musical, avec des chœurs magnifiques là encore, et un solo de guitare qui ponctue ces hostilités.
Les choses se calment un peu, et une superbe mélodie de guitares, à la fois acoustiques et électriques, nous happe. C’est le titre « Forest Dweller ». On plonge dans un avre de paix, il semblerait que l’on soit désormais sur Midgard à présent, au plus profond de la nature. Rappelons qu’Heimdall, selon la légende mythologique, organisera alors, sous le nom de Rig, la société humaine en participant à la procréation des premiers représentants des trois classes qui la composent… Mais chez Enslaved, rien n’est vraiment sûr, chacun y allant par sa propre interprétation, et c’est justement ça qu’espère le combo norvégien : lire entre les lignes et laisser vaquer son subconscient… Une certaine plénitude ressort finalement à l’écoute de ce troisième morceau « Forest Dweller ».
Plus direct, « Kingdom » nous réveille avec ses guitares thrashy suivies de claviers et de chœurs sublimes au chant clair, avant Grutle ne s’énerve au micro avec son chant black. Les éléments s’entrechoquent, diverses narrations et claviers totalement inédits expérimentés par le duo Ivar Bjørnson/ Håkon Vinje surprendront les plus sceptiques d’entre vous, et séduiront les fans de rock/metal progressif et de metal extrême. Idéale transition que celle de l’intro de « The Eternal Sea » pour continuer notre chemin aux côtés de nos amis vikings. Doté d’un refrain épique et de synthétiseurs sur un chant principalement clair font de cette chanson l’une des plus entrainantes de Heimdal.
Le vent souffle à présent sur Asgard et Midgard. Place à l’avant-dernière chanson « Caravans to the Outer Worlds » pleine d’ambiance, de contradictions, soufflant le chaud et le froid comme aime le faire généralement Enslaved. Figurant déjà là aussi sur l’EP Forest Dweller paru en janvier 2023, son intro à la basse évoque un court instant Tool, puis les claviers et les guitares s’affrontent, et le batteur (également producteur de l’album) Iver Sandøy nous montre tout son talent, lui le grand fan de rock seventies ( Il nous confiera en interview être notamment un grand admirateur de John Bonham (Led Zeppelin)) et de progressif, si l’on en doutait encore. Le chant black de Grule, les blasts beats, et le riff ravageur et nerveux rappellent ensuite qu’Enslaved puise ses racines dans la scène black metal norvégienne. Frôlant les sept minutes, « Caravans to the Outer Worlds » constituent l’un des points d’orgue de ce nouvel opus jusqu’à sa fin décroissante.
Enfin, la féroce chanson-titre achève ce seizième voyage en terre nordique empreinte de mythologie et de digressions. Les grunts de Grutle Kjellsson sont toujours aussi impressionnants. Un solo de guitare se fait entendre. Celui-ci sonne étrangement et aurait d’ailleurs très bien pu être interprété au saxo comme l’avait déjà assuré en 2017 Kjetil Møster sur l’album E d’Enslaved, ou bien l’artiste Ihsahn (Emperor) qui a déjà fait appel à cet instrument (rare dans le metal) à plusieurs reprises sur ses albums solos. Très diversifiée, la chanson « Heimdal » est relancée sur sa seconde moitié par des claviers et chœurs entraînants, pour atteindre les plus de huit minutes.
On en redemanderait presque, mais on sort de là épanoui et enrichi par ce nouveau voyage. Nos amis norvégiens continuent d’expérimenter ainsi, n’ayant pas peur de conjuguer le chaud et le froid, et Heimdal s’avère encore un chef d’œuvre dans la riche discographie d’Enslaved qui n’attend plus à présent que de le défendre dignement devant les hommes et les dieux, ce qui ne fut pas totalement le cas pour son prédécesseur Utgard à cause du Ragnarök que nous connûmes tous en 2020. [Seigneur Fred]
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